Nu aux papillons, Raoul Dufy, Josep Llorens Artigas, vers 1950-1930 ©ADAGP 2024

Un monde de faïence

L’intérêt des peintres pour la céramique s’enracine dans le mouvement Arts and Crafts. Né en Grande-Bretagne dans les années 1860, il prônait un retour à l’artisanat face aux dangers de l’industrialisation. En France, les premières collaborations entre céramistes et artistes se développent dans les années 1880-1910. Paul Gauguin (1848-1903) s’intéresse à la technique et le marchand d’art Ambroise Vollard (1866-1939) à l’idée d’inviter des jeunes artistes, notamment les « Fauves » remarqués pour leur usage des couleurs vives, à décorer une centaine de pièces destinées au Salon d’Automne de 1907 mais c’est véritablement la rencontre du céramiste catalan Josep Llorens Artigas (1892-1980) avec Raoul Dufy (1877-1953) en 1922 qui ouvre la voie aux créations à « quatre mains ». En 1940, le peintre installe pour dix ans son atelier à Perpignan mais, l’année suivante, assisté de Jean Lurçat dont c’est le premier séjour dans la ville, il conçoit deux cartons de tapisseries qui seront tissées à Aubusson, puis il renoue avec la terre dans l’atelier du céramiste Jean-Jacques Prolongeau (1917-1994). 

Dans le même temps, Artigas a commencé à travailler avec son ami Joan Miró (1893-1983). Ils réalisent ensemble des vases, des sculptures, des plaques et, surtout, de grands décors muraux. De son côté, Pablo Picasso (1881-1973) crée ses premières pièces en 1946 à Vallauris, accueilli dans l’atelier Madoura. Jusqu’en 1954, il mêle sculpture, peinture et gravure sur ses créations qui se comptent en milliers. En exploitant l’expressivité de la terre, matériau plastique qui se prête bien au décor, les artistes ont fait entrer l’argile, jusqu’alors associée à la poterie utilitaire, dans le domaine de l’art.

L'ATELIER DE CERAMIQUES D'ART SANT VICENS

Décorateur de formation, Firmin Bauby est le créateur de l’atelier de céramique Sant Vicens à Perpignan. Il avait été sensibilisé à la céramique d’art en fréquentant Gustave Violet (1873-1952) aux Ateliers Sant Martí, un foyer des arts catalans à Prades de 1903 à 1914. Désireux de contribuer à la renaissance des traditions potières de sa région, Bauby investit une fortune familiale et personnelle dans la création d’un atelier. En 1942, il installe un premier four à bois dans un ancien domaine viticole, devenu peu à peu un véritable appareil de production sous l’appellation « Domaine Sant Vicens ». À la recherche de talents pour le transformer en faïencerie d’art, il persuade Jean Lurçat de le rejoindre. Son désir d’animer une communauté d’artistes, la « Colla Sant Vicens », s’incarnera avec la participation du maître de la tapisserie à partir de 1951, rejoint progressivement par Jean Picart le Doux (1902-1982), René Perrot (1912-1979) et Pierre Saint-Paul (1926-2018), entre autres. 

JEAN LURCAT CERAMISTE

L’arrivée de Jean Lurçat à Sant Vicens s’inscrit dans ce moment fondateur de l’histoire de la céramique. Pendant plus de quinze ans, il accompagne le développement de la faïencerie d’art Sant Vicens. Jusqu’à sa mort en 1966, il crée des modèles qu’il décore par le dessin puis par la couleur, grâce à l’utilisation d’émaux de plus en plus vifs. Artiste formé à la peinture murale, il a appris à transposer ses motifs sur différents supports, à échelles variées, ce qui lui sert pour ses réalisations monumentales. La consécration intervient ainsi en 1959 avec la commande destinée à la façade de la Maison de la Radio à Strasbourg. Après deux années de mobilisation de l’atelier, le revêtement en céramique sur le thème des Quatre éléments est inauguré. Il demeure la plus grande fresque réalisée dans cette technique en Europe.

À Sant Vicens, deux fois par an pendant une quinzaine de jours, Jean Lurçat découvre l’expérience de la terre. Il assiste aux différentes étapes du processus, au façonnage, à l’émaillage et à la cuisson. La première période, alors que François Miró (1907-1988) est chef d’atelier, correspond au lancement de la production, plutôt limitée à la bichromie. Jusqu’en 1957 environ, le dessin au trait souple reste souvent noir sur fond uni blanc, vert ou jaune. Le catalogue des formes emprunte, à ses débuts, à quelques modèles catalans comme la cruche à eau « dourque » ou la gargoulette à anse en anneau. Les profils des vases sont simples. Les assiettes et les plats, aux diamètres variés, sont parfois déformés. 

Parmi les nouveautés introduites au fil des années, on note une tendance au monumental avec, notamment, l’apparition des « vases tubes » ou des pièces composées (vases jumeaux reliés) qui s’apparentent davantage à des sculptures peintes, sur toutes les faces. Ce développement est à mettre en rapport avec l’arrivée à l’atelier de Gumersind Gomilla (1905-1970), un poète d’expression catalane devenu potier dont la production personnelle montre une nette prédilection pour les grands vases aux formes atypiques. Avec lui s’ouvre une seconde période marquée par une créativité foisonnante, jusqu’en 1963 environ. L’artiste découvre le rôle des émaux. Gomilla met au point un décor cloisonné inspiré de la technique espagnole cuerda seca. La méthode consiste en un travail de gravure qui délimite les motifs sur l’argile humide. Le sillon creusé contribue à contenir les couleurs. 

De nombreuses esquisses de Lurçat témoignent d’une certaine spontanéité dans l’exécution des dessins préparatoires au décor. L’artiste semblait laisser libre cours à son imagination. Une forme en engendrait une autre par la combinaison de motifs, essentiellement la feuille, la flèche, le soleil et la lune. Toute sa vie, Lurçat s’est attaché à mêler règne végétal et règne animal. Ces « pictogrammes » et ses compositions façonnent un univers très poétique, reconnaissable entre tous. 

De 1951 à 1966, des centaines de carreaux, plats, pichets, soupières et vases sortent des fours de Sant Vicens. L’artiste confie à l’atelier la réalisation exclusive de ses pièces mais il envisage dès le début la diffusion, en série limitée, de ses céramiques. Dans la perspective sociale qui n’a cessé d’orienter sa création, les éditions répondaient au souhait de faire entrer l’art dans la vie quotidienne.